PIFFF 2013 : compétition
Il y a quatre ans, avec l’incroyable Amer, fruit de leurs expérimentations sur le format court, Hélène Cattet et Bruno Forzani frappaient très fort et hurlaient leur amour pour un cinéma alternatif en même temps qu’ils disséquaient avec précision les grands motifs du giallo. Quatre ans plus tard, ils poursuivent leur exploration avec un film à la fois plus accessible et plus extrême, entre expérience de cinéma total, délire des sens et odyssée cauchemardesque.
Si Amer fascinait autant qu’il pouvait repousser, c’est par son caractère non narratif, sa volonté d’abstraction pour mieux théoriser un genre vénéré par ses réalisateurs : le giallo. Avec L’étrange couleur des larmes de ton corps, qui bénéficie au passage d’un des plus beaux titres de film depuis une éternité, Bruno Forzani et Hélène Cattet s’essayent à une approche évidemment plus « mainstream », ne cherchant plus seulement à décortiquer des motifs obsessionnels mais démontrant une volonté d’y apposer une vraie ligne narrative. L’exercice s’avère délicat et un brin casse-gueule car il fait se rencontrer deux approches radicalement différentes, ce qui donne naissance à un film parfois bancal dans sa structure. Concrètement, le récit en lui-même se trouve tellement morcelé, déstructuré, délaissé un temps pour ensuite y revenir, qu’il finit par devenir accessoire et s’évapore, comme avalé par l’expérience sensorielle que constitue L’étrange couleur des larmes de ton corps. C’est sans doute là que se situe leur plus bel hommage à Dario Argento et à Suspiria, et non dans les multiples clins d’œils bien mis en évidence ou cachés dans un coin du cadre. C’est dans ce détachement progressif du réel et du tangible, dans cette lente plongée en pleine illusion mentale.
L’étrange couleur des larmes de ton corps est une sorte de film lynchéen, dans le sens où la narration vient sans cesse, et de plus en plus violemment, percuter le besoin de rationalisation du spectateur vis-à-vis des images qui défilent devant ses yeux. S’affrontent ainsi en permanence sensation et raison, de quoi créer un trouble fascinant d’un côté de l’écran comme de l’autre, l’expérience de spectateur permettant une identification d’autant plus évidente au personnage de Dan Kristensen. Un film surréaliste également, pour des raisons similaires, pour son objetisation des personnages qui, le temps d’une séquence, deviennent pure matière prête à être brisée. Toute la quête, voire l’enquête, qui trouve du sens lors de son final, n’est finalement qu’un très mince fil conducteur auquel se raccrocher pour ne pas sombrer. Mais c’est en s’en détachant que L’étrange couleur des larmes de ton corps prend toute sa puissance évocatrice. Car si cela pourrait presque plus le destiner à une galerie d’art et essai qu’à une salle de cinéma, et ce même si le film transpire le cinéma par tous les coins du cadre, ce deuxième long métrage de Bruno Forzani et Hélène Cattet devient un objet hypnotique à la moindre occasion de lâcher-prise. Mais également un objet formel fait de sensations à la fois sensuelles et cruelles, qui se pose là en marge de toutes les conventions pour théoriser des motifs récurrents du giallo, dans un dispositif qui n’est pas sans rappeler celui de Berberian Sound Studio. Très rapidement, L’étrange couleur des larmes de ton corps s’affranchit de toute linéarité en proposant une succession de compositions visuelles et sonores agressives, peut-être trop parfois. Le film va très loin et le travail sur le son en particulier dépasse à plusieurs reprises les limites du supportable. L’exercice est totalement conscient, dans la mesure où un des personnages finit par dire que le son est insupportable. Curieux exercice post-moderne donc que cet hommage/réflexion sur le giallo, à la fois magnifique, obsédant, et presque désagréable. Avec sa structure labyrinthique et son détachement progressif du réel, il devient peu à peu un pur exercice de style. C’est sa limite mais également sa force, car il renoue avec un cinéma purement expérimental.
Au delà du giallo, dont les images récurrentes sont ici disséquées jusqu’à devenir pure matière filmique faite de cuir, de métal et de verre, mais également de cris et de râles de jouissance, L’étrange couleur des larmes de ton corps rend un vibrant hommage au style art nouveau ainsi qu’au film culte d’Eiichi Yamamoto, La Belladone de la tristesse, en particulier dans sa représentation des vitraux, forme artistique sans doute la plus proche des travaux effectués sur ce véritable poème visuel japonais. Il se dégage ainsi du film une forme de poésie macabre, mais surtout un sensualité perverse. En effet, chaque séquence, chaque meurtre, chaque cauchemar, est déstructuré avec une précision qui tient du pur fétichisme. Un fétichisme du genre, mais surtout un fétichisme de l’image tant chaque scène, chaque plan, est le fruit d’une élaboration extrêmement complexe. Qu’il s’agisse de sa composition des cadres, son utilisation du split screen, sa façon radicale d’aborder le montage, L’étrange couleur des larmes de ton corps est une œuvre de plasticiens expressionnistes. Avec sa femme en rouge qui devient une sorte de guide, son trou dans le mur en rappel du terrier, le film vire peu à peu à l’allégorie surréaliste façon Alice au pays des merveilles, le tout pour construire un propos assez flou, mais à l’impact sensitif extrême sur le rapport de l’homme à la femme, selon un regard masculin, à la fois terrorisé et fasciné. La démonstration passe par une accumulation de tours de force dont le caractère autonome nuit légèrement à la cohérence de l’ensemble mais le résultat s’avère tellement fou, tellement organique, tellement moderne malgré son point d’ancrage dans le passé (jusque dans les compositions empruntées à Ennio Morricone ou Bruno Nicolai), que le film et son union entre Eros et Thanatos est un objet de cinéma sidérant. La jouissance et la mort ont rarement été aussi belles que devant la caméra de Bruno Forzani et Hélène Cattet, dont le travail de décomposition, entre spectre de couleurs et kaléidoscope, dépasse ici de nouvelles frontières.