Pour son premier long métrage, le belge Fabrice Du Welz réalise une sorte de rêve de cinéphile s’emparant d’une caméra. Mais plus encore que de recracher diverses œuvres à l’influence essentielle, Calvaire crée sa propre mythologie et marque les débuts époustouflants d’un très grand metteur en scène en devenir. Ce que confirmera le formidable Vinyan quelques années plus tard.
Calvaire est un film complètement en marge de toute la vague de « films de genre » européens apparus dans les années 2000 afin de redorer le blason d’un cinéma horrifique et/ou fantastique quelque peu laissé à l’abandon. En marge car belge, dans un premier temps, ce qui lui confère une personnalité et une dose de folie que ne possède aucune production française. Mais également car les principales influences de Fabrice Du Welz sont à puiser dans un cinéma qui sort largement des sentiers battus et ne tombent jamais dans la facilité d’effets de mode façon torture porn. Calvaire, s’il fallait le qualifier, serait une sorte de survival postmoderne, mais c’est surtout un film qui échappe aux étiquettes et s’impose comme une des histoires d’amour les plus malsaines vues au cinéma ces dernières années.
Calvaire est un film complexe, à la fois très intellectuel et profondément viscéral. Il est le fruit d’une cinéphilie un brin déviante puisque s’y croisent les fantômes de Massacre à la tronçonneuse, des Chiens de paille, de Psychose, mais également de La Traque de Serge Leroy ou d’Un soir, un train d’André Delvaux que Fabrice Du Welz cite volontiers et ouvertement. De ces morceaux de cinéma pour la plupart enragés, parfois très bizarres, et avant toute chose en marge du système, il tire une odyssée singulière à la frontière du réel, à travers laquelle sa mise en scène virtuose vient sans arrêt créer des zones de malaise ou de brèche par rapport aux différentes certitudes que le réalisme de son prologue laissait penser. Le meilleur qualificatif à appliquer à cette expérience cinématographique radicale serait celui de « cauchemardesque » tant le parcours de son faux héros, un être jamais vraiment sympathique, contrairement à celui désigné comme son prédateur principal, vire parfois au surréalisme. Chaque nouveau décor que va parcourir Marc Stevens ressemble à un pas supplémentaire dans l’escalier obscur qui mène vers son inconscient. Ainsi, le sol semble s’ouvrir sous ses pieds et les différents personnages qu’il croise tiennent plus de personnifications démoniaques que d’archétypes ruraux.
En cela, Calvaire s’éloigne du survival rural auquel il s’apparente en premier lieu. Et ce même si cet aspect précis n’est jamais vraiment oublié. Pourtant, rapidement, le caractère cauchemardesque de l’ensemble ne laisse aucun véritable espoir quand à l’avenir du protagoniste principal. Chaque tentative de fuite, chaque rayon de lumière, ne dépasse jamais le stade de l’illusion. Concrètement, dès que le camion de Marc Stevens s’éloigne du personnage troublant de Brigitte Lahaie, sorte de sorcière moderne catalysant toute la misère affective et sexuelle de l’humanité, son destin est scellé. Une sensation que confirme chaque scène suivante, qu’il s’engouffre dans un brouillard n’ayant rien de réel ou s’aventure dans une rencontre voyeuriste avec des habitants du village. Fabrice Du Welz traite chaque séquence comme une nouvelle étape vers le dérapage complet et un véritable divorce entre l’esprit de Marc et la notion de réel. C’est d’ailleurs son rapport pervers à la notion d’amour qui va définir la suite des évènements. Marc, via son activité de chanteur ringard pour ménagères frustrées, est en pleine recherche d’affection mais refuse toute marque d’amour véritable. Son cauchemar prendra donc la forme d’une passion amoureuse déviante dont les femmes ont été effacées.
En résulte une expérience logiquement perturbante car les personnages qui l’habitent entretiennent un rapport intime aux angoisses fondamentales de Marc. Tout dans Calvaire devient de plus en plus malsain, car Fabrice Du Welz oriente astucieusement le regard et l’empathie du spectateur. Ainsi, le caractère assez transparent de Laurent Lucas, qui se prête à une interprétation sans éclat de pure victime orgueilleuse, participe à ne pas faire ressentir la moindre compassion pour son personnage, et ce malgré les pires supplices par lesquels il devra passer. C’est le personnage de Bartel, qui bénéficie d’une prestation remarquable de Jackie Berroyer, qui constitue le vecteur émotionnel du récit. Il n’est pourtant qu’une incarnation mentale, projection de l’amoureux transi, veuf et passionné, mais son personnage semble être le plus vivant. Berroyer lui apporte toutes les nuances de jeu nécessaires, toute l’instabilité mentale et toute l’intensité passionnelle pour lui donner de la consistance. Son rapport fétichiste à Marc est donc tout naturel et son personnage s’avère extrêmement touchant. Ceci participe au malaise ressenti au niveau de l’empathie car quand le personnage bascule dans la folie pure, ses intentions restent « bonnes ». Fabrice Du Welz parvient à faire mépriser une victime et à faire aimer un monstre, soit une des principales forces de cet étonnant Calvaire. L’ensemble mélange très habilement le parcours classique du survival, avec toutes les étapes inhérentes au genre, à une réflexion bien plus étrange sur le sentiment amoureux et les désillusions mentales qu’il peut provoquer sur un esprit fragile.
Ainsi, Calvaire finit par tendre vers l’abstraction pure et dure, son décor s’amenuisant au fur et à mesure jusqu’à ne plus garder aucune trace de la présence de l’homme. Le final ressemble ainsi en quelque sorte à un voyage final dans les limbes de l’esprit, où le héros n’affronte plus seulement les illustrations de ses angoisses mais également lui-même via la présence exclusive de la nature. Cela fonctionne en grande partie grâce à l’incroyable photographie du génial Benoît Debie, capable de varier les matières avec une insolente facilité et de composer avec des sources de lumière entre réalisme et pur symbolisme. A la clé, une multitude de séquences choc ou tout simplement mémorables de par leur construction et/ou le défi technique qu’elles constituent. Le plus étonnant restant évidemment cette scène de viol/fusillade complètement folle, baignée d’une lumière rouge infernale et filmée en plongée verticale, digne du cinéma de Gaspar Noé. Mais au-delà de la performance et de ses tours de force de mise en scène et de montage (la séquence du repas de Massacre à la tronçonneuse revisitée est un délice malsain), Calvaire pose les bases d’un sujet qui va largement habiter le film suivant de son auteur, et probablement une grande partie de son œuvre en construction : le manque et la recherche de l’être aimé, qu’il tienne du substitut bien réel ou de la création de l’esprit. C’est cet amour sous-jacent, cette tendresse et cette passion qui s’expriment par des illustrations extrêmes, qui font de Calvaire une petite merveille diablement déstabilisante, et marquent la naissance d’un cinéaste ne ressemblant à aucun autre.