En livrant un drame puissant à l’esthétique marquée, Joachim Lafosse tente d’évoluer dans les pas de Jacques Audiard. Une écriture et une mise en scène un brin automatiques empêchent A perdre la raison d’atteindre des sommets mais Émilie Dequenne balaye tout sur son passage.
Après quatre films, le réalisateur belge Joaquim Lafosse s’est bien installé dans l’œil d’une critique bienveillante tout en s’assurant une présence dans les plus prestigieux festivals. Après Nue propriété présenté à Venise, c’est dans la sélection Un Certain Regard que s’est retrouvé A perdre la raison, drame familial parfois impressionnant et porté par de superbes acteurs. S’il ne convainc pas sur la longueur, le film offre une vision singulière d’une vie de couple foudroyée par la folie latente et les compromis impossibles, un portrait bouleversant de femme plongée dans une machine trop grosse pour elle et qui va la broyer littéralement, et un film à l’élégance maniérée qui, s’il n’est pas toujours juste, offre de véritables partis-pris graphiques courageux. Des choix à double-tranchant qui finissent par agacer mais un film qui reste miraculeusement porté par le souffle de la tragédie. Et si on ne sait pas trop où Joaquim Lafosse veut en venir sur le plan de son discours, car au niveau de son récit le titre du film et la séquence d’ouverture sont assez clairs et ne cherchent pas à jouer l’effet de surprise, ou sur ce qu’il cherche à démontrer, A perdre la raison possède un charme désespéré qui n’en finit pas d’impressionner.
A perdre la raison, inspiré d’un drame bien réel survenu en Belgique en 2007, “l’affaire Lhermitte”, est tout entier construit autour dudit drame sur lequel le mystère est levé dès la scène d’introduction. Une femme sur un lit d’hôpital, deux hommes en larmes, un long plan sur 4 petits cercueils acheminés dans la soute d’un avion… on commence par la fin. Comme un long flashback, A perdre la raison cherche à analyser les raisons qui peuvent pousser une mère à commettre le pire des actes de barbarie. Sans l’excuser ni la juger, Joaquim Lafosse se frotte à la monstruosité de l’être humain sans prendre parti mais en livrant un message assez peu clair. Le titre parait sans équivoque, il y est question de folie tandis que le film développe un discours sur l’enfermement conservateur, le poids de la famille, des traditions, et confond allègrement dépression et folie. Maladroit Joaquim Lafosse ? Peut-être, à moins qu’il ne sache tout simplement pas vraiment quoi faire de son sujet. Tout le film semble ainsi tiraillé entre deux approches, deux points de vue, deux visions d’un même acte. Le réalisateur jongle avec des thèmes forts, au delà de celui de la maternité et de la dépression. Il est ainsi question de souvenir colonial, de luttes de pouvoir et de domination, de dépendance économique et affective, mais également de politique avec l’idée du mariage blanc, ainsi que du pouvoir des traditions avec une femme qui se retrouve soumise à la position de mère porteuse dans un couple mixte (elle est française catholique, lui est marocain musulman). S’il cherche à garder une certaine neutralité, voire du recul comme l’impose sa mise en scène, Joaquim Lafosse appuie tout de même beaucoup sur la pression culturelle qui s’exerce sur cette femme, rouage majeur d’un instrument de mort dont le second est la relation trouble entre le médecin André Pinget et Mounir. Cette femme libre devient une chose délaissée, une masse de chair simplement bonne à enfanter (mais incapable de lui donner un héritier mâle) et un boulet pour le foyer déjà existant. La démonstration a beau être parfois brillante, dans son utilisation de l’ellipse notamment, le propos n’en reste pas moins assez trouble, ce qui altère violemment l’émotion qui affleure. Et l’émotion ne peut pas naître naturellement d’une construction aussi méthodique, elle reste à jamais artificielle.
Le pilote automatique, Joaquim Lafosse l’active également à la réalisation donc. ne sachant pas vraiment quel point de vue il doit adopter, il hésite entre la longue focale au plus près des visages de ses personnages et une mise en scène voyeuriste qui intègre dans chaque plan un élément de décor au premier plan et en bord de cadre. Ainsi, tous les cadres sont parasités par un coin de porte ou de mur, comme s’il cherchait à placer le spectateur dans une position de témoin qui aurait un peu honte d’assister à ce triste spectacle de déchéance progressive. L’idée n’est ni mauvaise ni nouvelle, mais face à ce sujet, A perdre la raison provoque une étrange sensation de point de vue désagréable, comme si le réalisateur n’osait pas affronter ses personnages. Mais le plus ennuyeux est finalement que le procédé est systématique et prend donc des airs de pure affèterie de style qui n’apporte au final plus rien au film lui-même. Ajouté à la photographie extrêmement sombre et contrasté de Jean-François Hensgens (Dikkenek, Tête de turc), on a un peu l’impression d’être face à du sous-Jacques Audiard qui s’amuserait avec les artifices de Wong Kar Wai sans les maîtriser. Une impression encore renforcée par le duo d’acteurs Tahar Rahim et Niels Arestrup qui rejouent une variation de leur partition sur Un Prophète en y ajoutant une grosse dose d’ambiguïté. Puis tout à coup, au moment de filmer le drame, il prend un recul tel qu’on se croirait chez Haneke, sans s’y attendre. Pourtant, malgré des choix discutables mais cohérents dans le projet de Joaquim Lafosse, malgré une scène primordiale et magistrale en partie ruinée par le bêlement de Julien Clerc, malgré le discours qui se perd, A perdre la raison dégage une puissance certaine. Et elle doit énormément à interprétation fiévreuse d’Émilie Dequenne, entité magnifique et monstrueuse qui trouve dans l’illustration de cette descente aux enfers un de ses plus beaux rôles.