La France, “pays du cinéma”, s’apprête à commettre un nouvel infanticide. C’est que la mère patrie elle n’aime pas quand ses rejetons sont des rebelles qui refusent de se plier au sacro-saint diktat “Tu feras un film avec une bande de jeunes adultes et leurs problèmes insurmontables dans leur petit 150 m² du 16ème arrondissement ou tu feras une comédie grasse et populaire, mais assure-toi que le film soit moche”. Ils sont prévenus pourtant tous ces jeunes metteurs en scène pleins d’audace et/ou de talent que s’ils sortent des sentiers battus, s’ils viennent de la pub, s’ils aiment un peu trop la belle image et les sujets qui dérangent, ils se feront trucider. Pas d’aides, pas d’exposition, se lancer là-dedans relève du suicide. MAIS il reste des artistes courageux, qui n’ont peur de rien, et sont capables de porter un projet sans concessions jusqu’au bout. Jean-Baptiste Léonetti, réalisateur de publicités surdoué et dont le court métrage le Pays des ours annonçait déjà la couleur, est de cette race là. Un metteur en scène, un vrai, avec de vraies idées et une vision du monde qui n’appartient qu’à lui, et un film à son image. Carré blanc est un choc esthétique, un film qui ne refuse rien et un premier essai d’une maîtrise qui laisse béat.
Ce qui frappe immédiatement avec Carré blanc, c’est l’impossibilité de classer le film dans un ou même une poignée de genres. Le film échappe à toute étiquette, flirtant avec le drame social, le cinéma d’anticipation, le film de vengeance, la romance et tant d’autres encore. On sera également tenté d’y voir des références et influences, comme toujours. Elles ont beau être évidentes dans les échos à certains jalons essentiels du cinéma, de 1984 à Soleil vert, Carré blanc s’en échappe pour bâtir sa mythologie propre. On y navigue dans une société issue d’un univers d’anticipation, à moins qu’il ne s’agisse d’un monde parallèle au notre, un empire totalitaire dans lequel les entretiens d’embauche sont de l’humiliation pure, où les sourires sont forcés, où la mort est banalisée. Dans ce monde, la notion d’identité n’est plus, la violence est partout et soudaine, les règles sociales sont établies selon la loi de la jungle. Au milieu de cet univers fascinant par ses choix graphiques, il y a un homme dont on ne sait pas s’il s’est résigné à entrer dans la peau de l’ennemi ou s’il prépare la pire des vengeances, non plus froide mais glaciale. Il y a également un couple au cœur de ce Carré blanc. Serait-ce une histoire d’amour? Oui, en partie aussi, dans un monde déshumanisé, dans lequel les sentiments n’ont plus leur place, un couple s’aime et se déchire. Carré blanc est un objet de cinéma qui passionne, ouvrant autant sur un discours symbolique que sur des réflexions bien plus évidentes, mais qui n’en font pas un film à thèse pour autant. Véritable film d’auteur autant que film de genres, la forme plurielle étant celle qui le définit au mieux, ce premier long métrage de Jean-Baptiste Léonetti est tout autant épuré que follement ambitieux, dépassant d’une tête tous les essais hexagonaux dans l’anticipation et/ou la SF, mais contrairement aux autres, il est avant tout réussi. Car quand le résultat final rejoint les ambitions de départ, on parle bien de réussite, fracassante dans le cas présent. Froid, sec, parcouru de lignes rigides, Carré blanc est un exemple de film à priori désincarné mais qui parvient contre toute attente à une vision remplie d’humanité.
Étourdissant par sa vision de l’humanité asservie et au libre arbitre annihilé, carré blanc fait forte impression sur tous les plans. Sur le fond, on l’a compris, c’est fascinant jusque dans sa résolution à la fois logique et bouleversante. Mais si le film est aussi puissant, c’est qu’à l’image il en impose. Le couple Julie Gayet / Sami Bouajila, sans oublier Jean-Pierre Andréani, compose des personnages complexes dans leur caractérisation et leur évolution, avec talent et implication, bien conscients de l’immense potentiel de l’entreprise passionnée. À la mise en scène, Jean-Baptiste Léonetti transcende tout ça. Dans ses compositions géométriques, sa recherche de symétrie, le tempo parfait de son montage, il s’impose comme un fabuleux créateur d’images sans pour autant tomber dans la pose ou l’esthétisme gratuit. Sa mise en scène rejoint complètement son propos et crée une fusion magique entre la fable cruelle et la rigueur du cadre. Froid, clinique, amoral, Carré blanc est une réussite éblouissante pour un premier film, une promesse d’avenir comme on aimerait en voir plus souvent et une nouvelle preuve que quand l’audace s’accompagne de talent, ça donne de grandes et belles choses. Bravo.